Le concept de nombre admet deux conceptions, comme les deux faces d'une même carte que l'on peut retourner à souhait :
Il est important de comprendre que la construction du concept de nombre et la réussite en mathématiques dans les premières
années de l'école élémentaire requièrent un enseignement du nombre basé sur la mise en relation régulière de ces deux conceptions,
ce qui est faisable dès l'école maternelle.
Ainsi, l'usage de procédures ordinales (exemple : le surcomptage) dans le but de trouver une information de type
cardinal (exemple : combien va-t-il y avoir de bonbons en trop ?) est à privilégier. Ce qui est en jeu ici dès l'école maternelle
pour les enfants peut être simplement de constater que « ça marche » bien que ça pouvait sembler contre-intuitif.
Pour que les enfants construisent le concept de nombre, ils ne peuvent pas être enseignés les uns derrière les autres, de façon indépendante. Il faut au contraire, dans une situation, que différents nombres soient mis en relation les uns avec les autres pour que le concept de nombre soit présent. Ceci n'est pas contraire aux méthodes des années 20 où en CP les nombres étaient programmés les uns derrière les autres, car chaque nombre subissait systématiquement toutes sortes d'activités pour le mettre en relation avec ceux qui l'entourent de près ou de loin, le décomposer, etc... Il ne s'agissait pas simplement de compter des collections qui auraient toujours fait le même total.
D'autre part, si les seules activités proposées sont de dénombrer des collections entièrement homogènes de total différent, la mise en relation, mentionnée plus haut, des différents nombres trouvés peut être considérée comme très faible. Une activité de recherche des différentes décompositions d'un nombre (maternelle ou CP selon qu'on passe ou non par l'écrit), ou de comptage sur une collection hétérogène en précisant bien ce qu'on compte (maternelle), propose au contraire une meilleure mise en relation des nombres pour la construction du concept de nombre.
Certaines méthodes (Brissiaud, Baruk) proposent des représentations des nombres organisées en constellations de référence, qui permettent leur reconnaissance immédiate (sans comptage un à un). Il faut comprendre à leur sujet que :
Il est important de ne pas confondre une opération, c'est à dire un choix, avec l'écriture de son résultat ou avec son calcul. Une opération est une décision : par exemple pour l'addition, de décider que ça a un sens de rassembler deux nombres d'un contexte donné, pour produire un ensemble d'arrivée dont on peut dire ce qu'il est. Le résultat de cette décision peut s'écrire sous la forme « 5+3 ». Le calcul n'est rien de plus que la transformation de l'écriture de ce résultat en une autre écriture « 8 ».
Cette rigueur n'est pas excessive car elle a une conséquence majeure pour les élèves. En effet, une fois posé mon résultat 5+3, précisément parce que c'est déjà le résultat d'un problème et que tout ce qui suivra ne sera plus que du calcul, l'écriture 8 peut s'obtenir par n'importe quelle technique de calcul, par exemple le surcomptage, même si elle n'a aucun rapport avec le sens de l'histoire qui a produit le « 5+3 ».
Cette séparation est particulièrement visible sur la soustraction. En effet, sur un problème du type « j'ai 31 billes, j'en perds 29 », j'ai intérêt, avec la complicité nécessaire ici de l'écriture « 31-29 », de calculer le reste en cherchant combien il faut pour compléter de 29 jusqu'à 31, même si du point de vue du sens du problème... ça n'en a aucun ! S'il n'est pas explicité, un tel obstacle à la compréhension peut donner à des enfants l'impression de ne durablement rien comprendre en mathématiques, ou qu'il faille renoncer au sens pour pouvoir « faire » des mathématiques.
Le fait que la soustraction ait deux sens, celui de servir à calculer à la fois ce qui reste et ce qu'il faut pour compléter, dont les enfants ne pourront comprendre que plus tard l'équivalence, est un élément déterminant du savoir à construire. Il n'est donc pas pertinent d'enseigner l'un puis l'autre. Au contraire, il faut habituer dès le début de l'apprentissage, à choisir la soustraction dans ses deux fonctionnalités en résolution de problèmes, puis dans un second temps, de choisir indépendamment du problème la conception qui facilite le plus le calcul (comme dans l'exemple du point précédent).
Envisager un « sens » à partir d'une écriture mathématique relève de ce qu'on appelle la pensée formelle, dont les enfants ne sont pas capables. Ainsi on ne peut pas faire apparaître du sens chez un enfant en écrivant par exemple (5x3)+2, même si chaque signe qui constitue cette écriture est connu. En revanche, on peut l'amener à écrire lui-même une telle écriture, qui dans ces conditions fera sens, s'il s'agit de raconter quelque chose qui a déjà un sens, par exemple en rendant compte de la stratégie adoptée pour calculer l'aire d'une figure complexe.
pas un simple « format de compression » pour écrire 7+7+7+7+7 en moins de place. Il est donc important, en rapport avec le point précédent, de l'enseigner comme l'opération qui sert quand « quelque chose » se répète... et pas simplement l'écriture de ce quelque chose.
On sait que dans les pays où onze et douze se disent dix-un et dix-deux, les enfants ont un avantage de départ sur
les petits français très important en mathématiques. Pour combler ce handicap, il est important de leur expliciter comment
sont construits les noms de nombres de 11 à 16, c'est à dire de constater la variation de son quand « deu » devient « dou » ou
quand « troi » devient « trei », et d'expliquer que le « ze » final vient de « diZaine ». Il faut aussi faire remarquer qu'on
dit la syllabe du 10 à la fin alors qu'à l'écrit, de gauche à droite, on écrit en premier le 1 de la dizaine : l'ordre est
inversé. De même, on peut expliquer quand on dit « vingt », que les chinois disent « deux-dix », on dit aussi « deux quelque
chose » si on se donne la peine de remonter jusqu'au sanskrit « vimsati ».
Plus tard, il faudra expliquer la dimension multiplicative de 80.
La quantité, sur une longue période, de situations proposant des points de vue différents sur un même concept est plus efficace pour la construction du concept que d'insister sur une représentation fixe censée proposer une représentation de référence. En effet, accéder à une abstraction par une représentation unique relèverait de la pensée formelle, alors que la variation des points de vue permet de mieux retirer de sa perception (on dit « inhiber ») ce qui ne fait pas partie du concept et que le fonctionnement sémiotique de l'enfant rend perturbant pour la perception du concept.
Les domaines mathématiques dans lesquels les jeunes enfants sont bons et précoces sont ceux qui sont les plus « validés » socialement, à savoir la comptine numérique d'abord, le dénombrement ensuite. Ainsi, les élèves de l'école maternelle connaissent très tôt la comptine assez loin, et savent dénombrer relativement tôt. En revanche, ils sont beaucoup plus faible et tardif sur ce qu'on ne leur demandera jamais à la maison : la nature de l'information obtenue quand on compte, à quoi elle peut servir, si elle aurait été la même si on avait compté dans un autre ordre, si elle aurait été la même si on avait pris d'autres petits objets pour symboliser ce qu'on voulait symboliser...
Si on dénombre ensemble 7 jetons en comptant de gauche à droite et qu'on demande si on trouverait pareil en recomptant exactement la même chose à partir de la droite à des enfants de 5 ans qui connaissent la comptine jusqu'à au moins 25, il y en a moins de 20% qui répondent « oui ».
Si on a trouvé « 6 bananes » à la suite d'une histoire mathématiques dont on a symbolisé les bananes par des jetons jaunes, et qu'on demande à ces mêmes enfants si aurait trouvé « 6 bananes aussi » avec la même histoire et des jetons bleus, ils ne sont guère plus nombreux que précédemment à répondre « oui ».
C'est d'abord sur ces points que l'école devrait insister car les élèves de grande section de maternelle n'aborderont cela qu'à l'école, alors que la comptine et le dénombrement sont rencontrés par tous les enfants en dehors de l'école, y compris ceux des milieux défavorisés.
Olivier Batteux