La première remarque à faire est que ces deux notions ne traitent pas du tout du même domaine. Le constructivisme
est une théorie qui relève de la didactique et qui traite de la façon dont l'apprenant apprend ; la (non) transmissivité
renvoie au contraire au domaine de la pédagogie, et en l'occurrence à la posture de celui qui enseigne. L'un est théorique,
l'autre pratique. L'un parle de l'élève, l'autre de l'enseignant.
Au-delà de ça, la relation communément admise entre les deux existe-t-elle malgré tout ?
Même là, rien n'est évident. Le constructivisme étudie l'activité de l'apprenant qui doit entrer dans une démarche active
de remise en question de ses représentations antérieures pour apprendre. Or il est à remarquer que :
1) On ne peut exclure qu'un élément apporté verticalement par l'enseignant, dont le contenu ne correspond pas aux attentes de l'apprenant, produise lui aussi cette remise en question (même si ce n'est pas pour autant la seule façon ni la plus efficace).
2) Une posture non transmissive n'est pas suffisante pour provoquer cette démarche chez l'apprenant car, bien que nécessaire à l'apprentissage (la démarche), elle est aussi inconfortable, donc adoptée seulement en dernier recours. Mettre l'apprenant dans cette situation où l'apprentissage (plutôt que l'immobilisme bien plus confortable) est le dernier recours pour préserver (ou reconstruire) une vision cohérente de la situation proposée demande une réflexion poussée pour concevoir la situation en question, et l'éventuelle non-transmissivité n'en est qu'un aspect parmi beaucoup d'autres. Elle ne se suffit pas à elle-même.
Dans « Le Ménon », Platon rapporte un dialogue entre Socrate et Ménon, un esclave, sur la méthode du doublement de l'aire du carré, considéré comme fondateur de la méthode du questionnement socratique. Par ricochet, il est considéré comme la référence la plus ancienne de la pédagogie moderne. Or si on relit bien ce texte, pour ne pas lui faire dire n'importe quoi, on constate que le questionnement n'a pas pour but l'émergence du savoir voulu chez l'apprenant mais uniquement la déconstruction de la fausse représentation qu'il a proposée au départ. Une fois cette déconstruction de l'erreur achevée, et au passage les conclusions philosophiques tirées, c'est Socrate qui donne purement et simplement la solution. Le questionnement interactif entre l'enseignant et l'apprenant ne sert pas à une réinvention du nouveau savoir par l'apprenant mais simplement à le mettre dans une situation qui lui permette de le recevoir et de l'intégrer. Ce passage célèbre peut donc difficilement être considéré comme la naissance de la non transmissivité, alors que par son traitement des représentations antérieures de l'apprenant il porte indéniablement les prémices du constructivisme.
Si le constructivisme demeure une théorie sérieuse et intéressante en tant que théorie, prétendre que la non transmissivité est le moyen unique et indissociable de sa prise en compte dans l'enseignement est en revanche une imposture.
La non transmissivité traite de la place du savoir dans un cours, où en l'occurrence il n'est pas apporté à priori mais reconstruit, à partir d'une réflexion partagée et guidée, en décortiquant des documents ou situations finement préparés par l'enseignant. En tout état de cause, l'élève ne fait pas ce qu'il veut : il dispose seulement d'une liberté de parole pour dire ce qu'il comprend de la situation, et d'une liberté d'initiative, toujours dans le cadre de cette situation, pour tester la pertinence des hypothèses formulées pour tenter de la comprendre.
Dans la non directivité, démagogie d'une époque depuis longtemps révolue si tant est qu'elle ait existé, c'est au contraire l'élève qui est censé décider de la nature des activités. Autrement dit, il fait entièrement ce qu'il veut ! Les enseignants qui ont subi cette mode en formation initiale sont aujourd'hui plus près de la retraite que de leur entrée dans le métier. Ressortir ce passé pour l'associer aux programmes de 2002, comme on l'entend parfois dans les médias, est en réalité une caricature extrêmement malhonnête de la non transmissivité.
La notion d'explicite est une des plus cruciales de la didactique. Elle ne signifie pas simplement que l'enseignant ait
explicité de son point de vue ; elle signifie que l'apprenant perçoit ce qui est constitutif de l'ensemble des savoirs mis en jeu
en situation réelle dès un stade précoce de l'apprentissage.
Cela signifie qu'un enseignement, transmissif notamment, qui fabrique artificiellement des objets d'étude (ex : lecture d'une
langue prétendument simple et limitée volontairement par l'adulte à un échantillon non-représentatif de la langue française), ou
se limite à des règles à apprendre (et non à construire) et à des exercices décontextualisés, est l'enseignement le plus implicite
qui soit, contrairement à ce qu'on entend dans les médias. En particulier, le passage d'un contexte artificiel au contexte dans
lequel les savoirs doivent fonctionner est laissé totalement à l'implicite, alors même que c'est ce qui aurait le plus besoin
d'être explicité.
L'enseignement explicite s'attache notamment à poser dès le début de l'apprentissage les représentations les plus justes des
domaines étudiés et les problématiques auxquelles l'apprenant sera confronté lors de son apprentissage. En revanche, la notion
d'enseignement transmissif ne recouvre pas cette subtilité décisive. Elle s'accommode très bien d'exposés qui cantonnent l'esprit
du récepteur sur un fragment des objectifs finaux, laissant implicite la réalité beaucoup plus complexe dans laquelle ce fragment
devra fonctionner. L'exemple des méthodes de lecture qui occultent le fonctionnement réel de la langue écrite, et trompent
l'apprenant parfois délibérément, est le plus flagrant. Il s'agit à la fois des méthodes « intégristes du bruit » (Fransya, etc...)
et des méthodes qui confondent mot et image (tout aussi intégristes à certaines époques), toutes unies dans la même dangerosité
par ce même fonctionnement implicite. Malgré leurs différences d'approche et leur rapport souvent différent à la transmissivité,
elles relèvent exactement de la même façon de penser du point de vue de la notion d'enseignement explicite, beaucoup plus juste
et utile pour enseigner, et c'est cette façon de penser commune qui rend toutes ces méthodes irrecevables. Un enseignement explicite
présente au contraire, dès le début de l'apprentissage, l'ensemble des problématiques qu'il faudra traiter tout au long de
l'apprentissage, et apprend les élèves à toutes les traiter, en adaptant la difficulté, sans attendre d'en avoir terminé une
pour entamer l'autre.
Il faut également considérer la différence entre émetteur et récepteur de l'enseignement, qui rend très complexe la question du « montrer ». En effet, quand je pense montrer quelque chose, ce qui est vu par l'autre n'est jamais ce que je crois lui montrer, tout simplement parce qu'il n'est pas moi. Et c'est d'autant plus marqué quand il s'agit d'un adulte qui parle à des enfants. En primaire, cela joue notamment sur des problématiques d'enseignement comme :
Chacun de ces 4 points est déjà individuellement une affaire extrêmement compliquée. On imagine alors ce que peut donner les
4 en même temps.
L'enseignement transmissif, qui paraît à première vue le modèle le plus simple, est en réalité le plus complexe,
pour ne pas dire une complexité ingérable. Cette complexité explique largement les difficultés des enseignants à comprendre pourquoi
certains élèves ne comprennent pas, ou n'utilisent pas ce qu'ils savent, et donc à y remédier.
C'est là qu'interviennent les situations problèmes qui proposent aux élèves d'entrer dans leur propre démarche d'analyse de systèmes
et de codes différents des nôtres, parce qu'expliciter les différences entre différents systèmes est souvent le seul moyen de faire
percevoir aux enfants ce qui est réellement constitutif des systèmes qui sont les nôtres. Baigner dedans n'y suffit pas. De telles
situations, étrangères au modèle transmissif, ne sont pas le fruit d'idéologies éducatives mais bien, dans certains cas, le seul
moyen d'un enseignement explicite.
Il s'agit là encore d'une subtilité dont l'intérêt pourrait sembler négligeable au premier abord... mais aux conséquences considérables.
Une variable didactique est une forme de contenu d'apprentissage qu'une situation met en jeu, la construction de cet apprentissage faisant partie des objectifs de cette situation. Il s'agit souvent de questions abstraites et épistémologiques comme, pour prendre des exemples en mathématiques, de la relation entre ordinalité et cardinalité, ou des différents sens de la soustraction (donc des notions clés de la compréhension en mathématiques !). Une variation des variables didactiques d'une situation pédagogique entraîne automatiquement un changement majeur de ses objectifs d'apprentissage.
La question du nombre de variables didactiques en jeu dans une situation d'enseignement est également une question importante de la pédagogie. L'apprentissage est plus facile quand il n'y a qu'une seule variable didactique en jeu, ou quand la multiplicité des variables est inhérente à quelque chose de réel, de concret, et de familier pour l'enfant. Mais pour certains apprentissages, une telle séparation des variables n'est pas possible (ex : rédaction) ou pas pertinente (ex : lecture) car le seul objectif raisonnable est que chacune fonctionne au sein de son environnement. Or on remarque de façon très nette que ces apprentissages sont justement les plus longs et les plus difficiles.
Une variable pédagogique est ce qui permet de faire varier la difficulté d'une tâche sans en changer fondamentalement les variables didactiques (objectifs). Par exemple en EPS, la hauteur d'un obstacle à franchir, si toutefois l'ampleur de la variation n'implique pas nécessairement l'utilisation d'une technique entièrement différente. Autre exemple, en français cette fois, la longueur d'une phrase complexe à analyser ou à comprendre (la différence entre phrase simple et phrase complexe peut en revanche être considérée comme une variable didactique).
L'utilité d'une telle distinction est de comprendre que quand on augmente la difficulté d'une variable pédagogique dans une situation donnée, sans en changer les variables didactiques, alors l'accès des élèves aux variables didactiques (donc aux objectifs d'apprentissage) est rendu plus facile et non plus difficile. L'inverse pouvait sembler à priori plus intuitif, c'est pourquoi il est trop souvent privilégié dans les manuels et dans les classes. Pourtant, des générations de pédagogues ont constaté qu'on n'aide les élèves en difficulté ni en abaissant le niveau de l'enseignement, ni en le simplifiant (car cela revient toujours à en dénaturer les variables didactiques).
Cela s'explique par le fait que l'apprentissage, qui est toujours le processus cognitif le plus lourd, est ce à quoi l'individu ne fait appel qu'en dernier recours. Je n'accepte d'entrer dans une démarche qui va me faire apprendre que quand rien de ce que je sais déjà ne m'a permis de traiter la tâche demandée. Et on pourrait même ajouter : quand ma familiarité avec le contexte proposé ne m'a pas permis non plus de réussir intuitivement.
Les conséquences pédagogiques se nichent partout. Par exemple, si on fait ranger des nombres du plus petit au plus grand à des élèves de CP en faisant d'abord les nombres de 1 à 5, puis de 1 à 7, puis de 1 à 9, et ainsi de suite, on obtient de bons résultats pour ce qui est directement observable, mais moins d'apprentissages réellement mathématiques que si on fait directement ce même travail sur des nombres de 0 à 69 (voire en mettant un nombre énorme dans la liste). Dans le premier cas, le caractère familier des petits nombres proposés autorise une réussite intuitive, qui permet d'éviter de faire appel de façon explicite aux notions en jeu (comme la relation entre plus grande quantité et plus loin dans la file des nombres). Dans le second, le caractère moins intuitif de la tâche oblige à rechercher des points d'appui sur des notions fondamentales de ce type, ainsi qu'à une plus grande explicitation de ce qui permet de réussir. Or c'est là que l'apprentissage se fait.
Il s'agit là de trois choses différentes, à ne pas confondre les unes avec les autres, et qui donnent lieu principalement à deux confusions ou méconnaissances qui portent à conséquence.
Une abstraction (ou concept) est un objet intellectuel qui n'est pas son nom, de la même façon que pour un objet matériel : une chaise n'est pas son nom, et inversement. Elle est le résultat d'une démarche d'abstraction : c'est à dire une démarche qui consiste à retirer de situations réelles des éléments (que l'on est capable de nommer) parce qu'on a choisi arbitrairement de ne pas les prendre en considération, de manière à former une classe d'équivalence de situations autorisées par ailleurs à différer les unes des autres par tout ce qui n'est pas l'abstraction fabriquée. Comme une abstraction n'est qu'un objet de pensée, elle ne peut pas être simplement montrée à quelqu'un qui ne la connaît pas comme on le ferait pour un objet matériel, elle ne peut être apprise qu'en étant reconstruite ; et en même temps la dimension arbitraire mentionnée plus haut implique une transmission. C'est là toute la subtilité de leur enseignement.
Prenons des exemples concrets pour illustrer cette définition. On demande en effet aux jeunes enfants de considérer que :
On voit au travers de ces exemples que les enfants sont parfaitement capables d'abstraction, et ce très tôt, pour peu qu'on leur permette de suivre un cheminement qui permet leur reconstruction.
Ceci fait, ou en passe de l'être puisque cela fait débat, ils sont parfaitement capables de considérer que cet objet de pensée qu'ils partagent désormais puisse recevoir un nom, ou à l'écrit un signe. C'est cette étape, notamment du codage écrit d'une abstraction partagée, que l'on appelle « formalisation ». La capacité des enfants à la comprendre, pour peu que l'abstraction en elle-même ait été travaillée, n'est rien d'autre que la conséquence évidente de leur capacité à l'abstraction.
Or cette capacité des enfants à la formalisation ne doit pas faire surestimer leur capacité très limitée au formalisme (ou pensée formelle). Dans la pensée formelle, la juxtaposition de signes produit quelque chose qui ne fait plus sens que par son écriture, même si le sens de chaque signe est connu, par un effet de « saturation de code ». Chez l'enfant, ce phénomène de saturation intervient très tôt et est fatal à leur compréhension.
Ca ne veut pas dire, bien au contraire, qu'on ne doit pas les faire travailler sur des écritures mathématiques progressivement de plus en plus longues au travers d'activités soigneusement choisies.
Ca implique en revanche que les méthodes qui demandent aux enfants d'accéder à un sens nouveau en s'appuyant sur une écriture,
longue à fortiori, sont forcément mauvaises. La plus répandue d'entre elles est celle qui consiste à présenter la multiplication
comme n'étant qu'une compression d'écriture de ce qu'on écrirait par exemple 6+6+6+6+6+6+6+6. Face à une telle écriture, les enfants
se trouvent en situation de saturation de code, même s'ils comprennent individuellement 6 et +, et donc la répétition qu'ils percevront
sera seulement celle d'une écriture, et non celle de sa signification. Or c'est elle qui aurait été nécessaire pour accéder au concept
de multiplication par cette voie. Ca ne veut pas dire qu'une telle écriture ne puisse jamais être écrite à l'école primaire, mais
qu'elle ne peut être qu'une remarque ou curiosité sur le concept de multiplication, auquel on accédera par un autre biais.
Le même phénomène de saturation existe en grammaire, lorsqu'on accumule dans une même consigne ou règle plusieurs
noms de concepts grammaticaux.
On distinguera ici trois types d'objectifs différents, sachant que les deux derniers peuvent coexister dans une même situation.
1) Le premier type d'objectif est de faire émerger le besoin d'un savoir, outil ou concept nouveau au travers d'une situation dont les moyens dont on dispose pour la traiter se montrent impuissants ou excessivement lents.
2) Le deuxième type d'objectif est lié à la nature du parcours nécessaire pour construire une abstraction. Comme pour un objet réel que je dois regarder sous différents points de vue pour m'en construire une représentation complète, une abstraction nécessite pour apprendre à se la représenter de la rencontrer sous différents angles. Les situations problèmes sont un bon moyen de proposer ces changements de point de vue dans une classe.
3) Le troisième type d'objectif est « l'ambition réinvestissement », c'est à dire que l'enseignant attend des élèves qui sont supposés avoir déjà construit le concept en jeu qu'ils adaptent leurs savoirs pour trouver une réponse au problème posé, preuve tangible de cette construction. En pratique il y aura au même moment dans une classe des élèves qui relèvent de l'objectif précédent et de celui-ci, ce qui n'empêche pas de les faire réfléchir sur la même situation. Les rangs de ceux qui s'appuient sur la nature du concept en jeu pour trouver des solutions dans des situations à chaque fois renouvelées grossiront progressivement au fil des situations.
Olivier Batteux